L’interstice est ce qui est entre deux choses. Pour Marx, ce mot-là était l’ensemble des îlots qui résistent. Dans un monde soumis à une loi unique, favorisons des espaces qui tentent autre chose. Multiplions les îlots. Encourageons les initiatives qui bousculent le pouvoir en place. Inventons un monde ou l’idée du marché n’est plus la règle. Construisons des espaces-temps qui permettent d’expérimenter et de concevoir qu’une autre vie est possible. Réduisons l’espace qui mène à l’utopie.
Le vacarme de la pluie sur le toit a redoublé et la mer on ne l’entendait plus qu’à peine. Je suis sortie de la voiture, j’ai marché un moment, l’eau me coulait sur la peau, dans la cour, sous les paupières, perçait mes vêtements comme du papier et me mouillait jusqu’aux os. J’ai enlevé mes chaussures. Mes pieds s’enfonçaient dans le sable livide et étrangement tiède. Autour de moi tout était flou, tout n’était plus qu’apparitions, des formes liquides diffractées par la lumière et la pluie, j’ai eu la sensation de me fondre dans quelque chose d’indistinct. J’ai continué jusqu’à la mer. Elle était moins glacée que je ne l’aurai cru. Au loin voguait un bateau, une ombre noire qui se balançait, une loupiote verte et malmenée par les flots. J’ai relevé ma robe, une vague est venue me mordre les chevilles, j’ai pris un peu d’eau dans ma paume, je m’en suis aspergé le visage. Cette odeur de sel et d’algues, ça m’a comme lavée.
Dans mon dos, ça s’est mis à gueuler. Des hommes, aussi des chiens. Je suis sortie de l’eau et près des chalets, des lumières bougeaient dans tous les sens, éclairaient le sable, le bois des parois, et des visages tordus. J’ai senti que je tremblais, j’ignorais si c’était de peur ou de froid. J’ai fait quelques pas et je les ai vus, des types en uniforme et leurs chiens lâchés, des armes luisantes à leurs ceintures, astiquées. Dans le crépitement des talkies ils hurlaient et s’agitaient, braquaient leurs lampes sur trois réfugiés hagards, serrés comme des gosses à l’intérieur. De leurs mains ceux-là tentaient de se protéger le visage, sur le moment j’ai cru que c’étaient des lampes qui les aveuglaient. À coups de poing de crosse de matraques, les flics les ont sortis de là, et les chiens se sont jetés sur leurs mollets. Ils les ont traînés par les bras, les pieds, les cheveux. J’ai vu leurs dos et leurs ventres frotter contre le bois. Et le bruit sourd des coups sur leurs corps, le raclement de leurs os sur le plancher, le choc de leurs crânes sur les marches j’entends tout encore, il suffit que je ferme les yeux et je revois tout, je me tenais là pétrifiée effarée les yeux écarquillés et la bouche ouverte. J’ai dû laisser échapper un cri. Un des flics s’est retourné et m’a collé sa torche dans les yeux.
- Qu’est-ce que tu fais là, toi ? il a gueulé. T’as rien à faire ici… Allez casse-toi pouffiasse…
Olivier Adam